SUR LES TRACES DE L’EPOQUE GLACIAIRE 

Le glacier : sculpteur du paysage

Les paysages qui nous entourent, en particulier ceux des montagnes, ne sont pas le fruit du hasard ; leurs formes, étudiées par une science appelée la géomorphologie, découlent le plus souvent de processus complexes. Comme son nom l’indique, la géomorphologie est la science qui a pour objet la description et l’explication des formes du paysage actuel. C’est précisément le cas du « modelé glaciaire », qui a donné aux montagnes alpines comme à d’autres (Pyrénées, Écosse, Carpates, etc.), leur allure spécifique.

Les glaciers sont-ils capables d’érosion ? Question longtemps débattue par les scientifiques, mais la réponse est aujourd’hui sans ambigüité. En effet, la glace transporte des matériaux arrachés ou tombés dans son bassin d’alimentation, éléments de toute taille responsables de l’érosion du glacier. Parmi les formes d’érosion on distingue des formes globales et des formes secondaires appelées aussi micro-formes.

Les formes d’érosion globales

La vallée glaciaire

On sait qu’un glacier n’est pas en mesure, à lui seul, de donner naissance à une vallée : il peut seulement approfondir, élargir ou calibrer une vallée fluviale préexistante.

Les livres de géographie affirment bien souvent qu’une vallée glaciaire présente un profil en U, contrairement aux vallées fluviales qui ont un profil en V. Un tel profil théorique est pourtant rare. La vallée glaciaire du Rhône est loin de correspondre à ce modèle. En effet, la forme en U parfaite correspond au profil que creuserait un glacier ayant partout les mêmes vitesses dans une roche homogène. C’est notamment le cas de l’auge de la Mer de Glace (U à fond plat) taillée dans les granites dans sa zone appelée glacier du Tacul.

Initialement, un glacier envahit une vallée fluviale en V qu’il approfondit et arrondit le fond et les flancs : c’est l’auge glaciaire. Libéré de la glace, le fond de vallée est occupé par un profond lac qui devient le lieu de sédimentation d’alluvions formant une plaine, à Martigny en Suisse et à Sallanches par exemple. La forme en auge est bien préservée lorsque les vallées sont taillées dans des roches dures comme le granite.

Le profil en long d’une vallée glaciaire est encore plus remarquable. Lorsqu’un glacier de vallée se heurte à un obstacle constitué d’une roche suffisamment dure pour que l’érosion sous-glaciaire, malgré sa puissance, ne puisse le faire disparaître, il le façonne en un rétrécissement caractéristique, nommé verrou. En amont et en aval de celui-ci une dépression se forme : l’ombilic, lieu privilégié où le glacier a toujours élargi et creusé (on parle de surcreusement) sa vallée.

L’approfondissement de l’ombilic peut atteindre plusieurs centaines de mètres et quelquefois 1 000 m !

Ainsi, le Grésivaudan s’enfonce au niveau de Grenoble de 400 m sous le niveau de la mer ; au retrait du glacier de l’Isère, il y a 18 000 ans, un lac aussi grand que le Léman persista pendant quelques millénaires entre Moirans et Pontcharra, avant que les alluvions de l’Isère ne le comblent en totalité. A Martigny par exemple, le fond de l’auge est situé 1000 m sous la ville, autrement dit 600 m sous le niveau de la Mer

La vallée de l'Aar entre Innertkirchen et le lac de Brienz
La vallée de l’Aar entre Innertkirchen et le lac de Brienz
La  vallée du Rhône entre Martigny et le lac Léman, parfaite illustration d’une profonde vallée glaciaire comblée par les alluvions du Rhône
La  vallée du Rhône entre Martigny et le lac Léman, parfaite illustration d’une profonde vallée glaciaire comblée par les alluvions du Rhône

La présence d’ombilics, occupés par des lacs ou comblés d’alluvions, constitue la preuve irréfutable de l’érosion glaciaire : une rivière ne peut pas creuser une cuvette. De nos jours quelques ombilics sont encore occupés par des lacs qui sont parmi les plus beaux joyaux des Alpes, comme ceux du Bourget ou des Quatre Cantons (Suisse).

Certains verrous barrent complètement la vallée et sont seulement entaillés par la gorge d’écoulement du torrent : exemple les gorges de l’Arveyron au front de la mer de Glace. Les verrous sont des sites privilégiés pour la construction de barrages hydrauliques comme celui d’Émosson ou de Tignes.

Le lac des Quatre Cantons
Le lac des Quatre Cantons
Le Königssee dans le Sud-Est de la Bavière
Le Königssee dans le Sud-Est de la Bavière
Le lac de Silvaplana ; les lacs de la Haute Engadine occupent des cuvettes surcreusées par l'ancien glacier de l'Inn de la dernière période glaciaire ©F Amelot
Le lac de Silvaplana ; les lacs de la Haute Engadine occupent des cuvettes surcreusées par l’ancien glacier de l’Inn de la dernière période glaciaire ©F Amelot

L’incision des gorges à l’aval des glaciers

Le Verrou de st Maurice
Le Verrou de st Maurice @Exposition patrimoine glaciaire des Chablais

Les gorges situées à l’aval des fronts glaciaires, témoignent de la puissance de l’érosion par les eaux glaciaires, voire sous-glaciaires, chargées de sable et de graviers. La plupart d’entre elles, avant d’être extérieures, ont été recouvertes par les glaciers comme le suggère une campagne de sondages récents sous le glacier d’Argentière à l’aval des séracs de Lognan. Elle révèle la présence d’une gorge sous-glaciaire de près de 100 m de profondeur.

Ainsi, peut-on expliquer les incisions spectaculaires des gorges de la Diosaz, des gorges du Trient et de l’Arveyron encore recouvertes par la Mer de Glace il y a 100 ans.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les gorges de l’Arveyron, sont des gorges de raccordement entre le bassin de la mer de Glace et celui de l’Arve
Les gorges de l’Arveyron, sont des gorges de raccordement entre le bassin de la mer de Glace et celui de l’Arve

 

Les gorges de l'Aar en amont de Meiringen incisent le verrou calcaire du Kirchet
Les gorges de l’Aar en amont de Meiringen incisent le verrou calcaire du Kirchet

 

Les crêtes secondaires étaient parfois submergées par la glace et, lorsqu’un point bas (un col) se présentait sur une des rives du glacier, celui-ci se déchargeait, par ce passage, d’une partie de ses glaces, c’est ce que l’on appelle une diffluence. Le col des Montets constitue un bel exemple d’une diffluence empruntée par les glaciers du Tour et d’Argentière,  et aujourd’hui utilisé par une voie de communication majeure.

Les zones intermédiaires et basses des anciennes vallées glaciaires nous montrent une morphologie assez homogène de vallées en auge, aux versants raides. Un épaulement, constitué généralement de roches arrondies appelées roches moutonnées résulte du polissage des graviers et sables inclus dans la glace à la base du glacier. Les roches moutonnées ont été baptisées par Horace-Bénedict de Saussure, en 1786, par analogie avec la façon dont on « moutonnait » alors les perruques.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Coupe d’une vallée glaciaire typiquement en U dans les roches granitiques
Coupe d’une vallée glaciaire typiquement en U dans les roches granitiques

La zone de transition entre les roches moutonnées, polies par le glacier qui remplissait totalement sa vallée et le domaine supérieur, aux crêtes découpées, qui n’a jamais été atteinte par l’épaisseur du courant glaciaire est définie par le terme de « trimline« . La trimline est souvent bien visible dans le paysage et indique le niveau maximum atteint par le glacier ; le scientifique suisse Louis Agassiz écrivait : « Ces marques, sont aussi lisibles et claires pour celui qui est familier des traces glaciaires que les hiéroglyphes pour l’égyptologue ».

Rive gauche de la vallée glaciaire du glacier de l'Unteraar, la trimline reconstitue l’épaisseur de l'ancien glacier de l'Aar de la dernière glaciation.
Rive gauche de la vallée glaciaire du glacier de l’Unteraar, la trimline reconstitue l’épaisseur de l’ancien glacier de l’Aar de la dernière glaciation.
La trimline de l'aiguiller de Loria témoigne d'une surface du glacier atteignant 2450/2500 m sur Vallorcine
La trimline de l’aiguille de Loria témoigne d’une surface du glacier atteignant 2450/2500 m sur Vallorcine


 

Les formes d’érosion secondaires 

Les cannelures sont des dépressions allongées en forme de gouttière, dont la taille varie de 10 cm à 5 m de diamètre.

Les stries sont à classer dans les formes secondaires, de forme allongée, elles sont également appelées striures ou rainures. Présentes à la surface des roches moutonnées, elles sont produites par des fragments de roches inclus dans la glace basale.

 

L’action des eaux de fonte provenant de la surface du glacier engendre aussi des formes d’érosion typiques. Les marmites de géants forment des cavités circulaires, pouvant atteindre plusieurs mètres de diamètre. Elles sont creusées par le mouvement tourbillonnaire des sables et des galets transportés dans le courant d’eau à la base du glacier.

Quelles sont les vitesses de l’érosion glaciaire ?

Des recherches récentes appliquées à la Mer de Glace et au glacier des Bossons ont permis d’avancer une valeur moyenne de 1 mm par an (lit rocheux en granite), soit 2 km depuis 2 millions d’années !

Le glacier déménageur !

Plus encore que les traces d’érosion, les dépôts abandonnés par les glaciers témoignent  de leur passage.

Les matériaux, qu’ils proviennent de l’érosion glaciaire ou qu’ils soient amenés par des avalanches et des chutes de pierre, sont tous pris en charge par le glacier. Transportés à la surface, ils peuvent aussi, comme des alpinistes malchanceux, tomber dans une crevasse et être acheminés vers l’aval au sein même de la glace.

Les dépôts résultant de l’érosion glaciaire vont des plus volumineux blocs erratiques de plusieurs centaines de m3 aux très fines particules appelées farine glaciaire. En suspension dans l’eau, elle est responsable de la couleur laiteuse opaline caractéristique des torrents et des lacs glaciaires.

Les moraines

Reconstitution schématique de la construction d’une moraine latérale
Reconstitution schématique de la construction d’une moraine latérale

Le glacier abandonne de grandes quantités de matériaux sur sa bordure et à son front. Si le glacier se stabilise à la même cote pendant quelques années, les dépôts s’accumulent jusqu’à former de longues crêtes parallèles : les moraines latérales (en rive droite et en rive gauche) et une accumulation au front du glacier, la moraine frontale. La moraine du Lavancher en amont de Chamonix, marque une étape de retrait durant la déglaciation. Les replats qui séparent les moraines du versant sont parfois occupés par des villages : c’est le cas notamment du Lavancher.

Les moraines frontales forment donc des crêtes en forme d’amphithéâtre, auxquelles on a donné le nom de vallums morainiques, du latin signifiant « palissade ». Les plus « fraiches » datent du Petit Âge Glaciaire. Le superbe vallum boisé qui barre le val Ferret au débouché du vallon de Saleinaz a été déposé il y a 12000 ans. Sur le versant oriental des Alpes, au débouché de la Doire Baltée qui draine une partie des massifs du Mont-Blanc, des Alpes Pennines et du Grand Paradis, les glaciers issus du val d’Aoste ont édifié près d’Ivrée un gigantesque amphithéâtre morainique constitué par la moraine frontale de l’ancien glacier qui s’étendait dans la plaine du Pô sur plus de 400 km2

 

 

A. Lors de l’avancée du glacier les débris de surface (2) sont rejetés (3) sur les flancs de la moraine (1).

B. La glace fond  en été, le glacier ne domine plus la moraine.

C. Au cours de l’hiver suivant, le glacier reprend du volume et les débris de surface (2) entrainés par les eaux de fonte sont rejetés au printemps (4) sur les flancs de la moraine (1). D’où l’exhaussement de la moraine.    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les blocs erratiques sont à l’origine de la théorie des glaciations. Dès le début du XIXe siècle les premiers scientifiques prirent conscience qu’ils témoignaient d’une lointaine période glaciaire.

Un bloc erratique : du latin : erraticos = qui erre, nom donné au bloc de rocher de composition souvent très différente des roches sur lesquelles il repose. Ces blocs, transportés par des glaciers,  peuvent être de taille très imposante, jusqu’à 2000 m3.

Leur composition prouve leur origine. Ils ont été bien souvent transportés sur des distances considérables, parfois plusieurs centaines de kilomètres. On peut mentionner en Suisse sur les flancs du Jura, les accumulations de blocs de granite du Mont-Blanc (la Matoulaz à 1100 m) au-dessus du Lac de Neuchâtel, la Pierre Brune de Rancé, volumineux bloc de granite du Mont-Blanc, près de Trévoux dans la Dombes ou encore le célèbre bloc erratique de la place du Gros Caillou à la Croix Rousse, à Lyon… (voir Quaternaire « les blocs erratiques »)

 

 

L’exploitation des blocs erratiques 

Au-delà de ces aspects scientifiques, les blocs erratiques ont également été utilisés au XIXe siècle pour la construction.

Au début de l’exploitation des blocs erratiques, ils étaient beaucoup plus nombreux qu’aujourd’hui et leur origine n’était pas clairement comprise. Le fait que des tonnes de roche de bonne qualité soient disponibles quasiment sur place, en plaine, sans nécessiter un transport difficile, a motivé les tailleurs de pierre.

Au pays du Mont-Blanc, à Combloux, les accumulations de blocs erratiques ont été le théâtre d’une exploitation qui a commencé au milieu du XIXe siècle. En effet, Charles-Albert,  roi de Piémont Sardaigne de la dynastie de la Maison de Savoie,  a fait venir du Piémont et de la région du lac Majeur, de la main d’œuvre qualifiée pour reconstruire Sallanches, incendiée en 1840. En 1938, une centaine de tailleurs de pierre œuvraient ainsi à Combloux, à Domancy et à Chamonix. On tirait de cette pierre des monuments funéraires, des bordures de trottoirs, des encadrements de portes et fenêtres, des bassins et des meules à moulin dont certaines ont été exportées jusqu’en Israël et en Algérie.

À Chamonix, le socle du monument aux morts de la Grande Guerre provient  de la Pierre d’Orthaz, à proximité du village des Praz.

Le Chablais valaisan est très riche en blocs erratiques granitiques dont quelques uns très volumineux ont été préservés en tant qu’éléments du patrimoine géologique. Les blocs erratiques on été systématiquement exploités dès le début du XIXe siècle.

A Monthey, les « graniteurs » italiens s’installèrent vers 1850. Ils maitrisaient la taille des roches dures. On découvre aujourd’hui cette roche dans de nombreux murs, bordures de trottoirs ou bâtiments de la ville à l’exemple des deux colonnes du péristyle de l’église de Monthey qui ont été taillées d’une seule pièce.

C’est en 1867 que le géologue Bernard Studer lance un Appel aux Suisses pour les engager à conserver les blocs erratiques, d’autant plus que dix blocs géants avaient déjà disparu alentour comme la Pierre à Milan, ou la Pierre aux Oreilles.

Alors que la Pierre des Marmettes à Monthey est en passe de subir le même sort, elle échappe de peu à la l’exploitation grâce à un vaste mouvement de sauvegarde.

Ce bloc erratique est le premier objet géologique valaisan protégé. Il a été racheté par souscription publique en 1908, puis donné à la Société helvétique des sciences naturelles

Quelques blocs, très volumineux ont réussi à être préservés comme patrimoine géologique évitant ainsi de finir leur errance en bordure de trottoirs, notamment genevois ou lyonnais.

Travaux d’approche en vue de l’exploitation de la Pierre des Marmettes en 1908 © le sentier didactique "Scène sur le parcours de l'eau", Le Vieux Monthey et Médiathèque Valais
Ce bloc de granit de 40 tonnes provenant de la Pierre d’Orthaz sert de piédestal au monument aux morts de Chamonix © Christine Burnier
Ce bloc de granit de 40 tonnes provenant de la Pierre d’Orthaz sert de piédestal au monument aux morts de Chamonix.
Travaux d’approche en vue de l’exploitation de la Pierre des Marmettes en 1908 © le sentier didactique « Scène sur le parcours de l’eau », Le Vieux Monthey et Médiathèque Valais